"Why are they awake?" demande l'enquêtrice. Nous sommes dans la série Flashforward (2009). La population de la planète entière a perdu connaissance au même instant pendant 2 minutes et 17 secondes. Dans le premier épisode, des agents scrutent des images de télésurveillance : lors du black-out collectif, une silhouette déambule dans les gradins d'un stade au milieu d'une foule de spectateurs inanimés. Les images sont de qualité médiocre, mais il est évident qu'il s'agit d'une seule personne. Alors, pourquoi l'actrice dit-elle "they" ? (1)
Cette réplique m'avait déjà interpellée lors du premier visionnage de cette série, revue un peu par hasard récemment. C'était la première fois que je remarquais un exemple flagrant de cet emploi du they singulier.
Contrairement à ce que pourraient croire les non-anglophones, l'emploi du they singulier n'est pas réservé aux personnes qui se choisissent un pronom non genré. Il est maintenant couramment utilisé quand on ignore le sexe de la personne dont on parle, ou lorsqu'on veut préserver le mystère sur son identité, ce qui est pratique dans le contexte d'énigmes policières.
Cet emploi généralisé devenu banal est assez récent pour que son apparition m'ait interpellée comme une nouveauté. D'ailleurs, ce they incongru et déstabilisant que l’on est tenté de traduire par un pluriel vous a peut-être dérouté. Ce fut mon cas. Et la question de dater cette apparition et la généralisation de son usage s'est donc logiquement posée. D'où l'initiation d'un processus de prise de notes et donc de vérification de dates, qui s'est engagé de façon un peu erratique au début et plus systématique ensuite. Je voulais en partager le résultat ici.
Les œuvres que nous traduisons ne sont pas toujours contemporaines et leur datation peut aider à éliminer des doutes.
Qui n'a pas été confronté à l'angoisse de sentir sa seconde langue redevenir soudain une langue étrangère ?
Ce qui suit résulte donc d’observations empiriques au hasard de mes visionnages, sans prétention. Et ce fut en outre une bonne excuse pour justifier le temps passé à "binger" de vieilles séries, comme Monk et Dr House que j'ai revues en intégralité.
Voici donc la liste de mes notes et constatations.

Dans L'Homme bicentenaire, un film de 1999, on entend: "If anyone objects, let him bring suit." L'inconnu est masculin
La série Monk (2002-2009) fournit de bons exemples, car l'emploi du they singulier semble avoir réellement commencé à se répandre dans la deuxième moitié des années 2000. Je n'ai pas constaté d'occurrence avant 2000, même si cet usage est en fait très ancien, (voir l'article de l'OED (2)).
Dans l'épisode 7 de la saison 5 diffusé en 2006, on entend : "We figure somebody broke in looking for a file, probably his own file." L'inconnu, le "somebody", est masculin. Mais dans l'épisode 12 de la même saison 7, l'inconnu n'a plus de genre : "Whoever owns that car has no idea. Tonight was their lucky night." Et on ne parle pas de plusieurs automobilistes.
Cette datation s'est confirmée lors de visionnages d'autres séries. Dans un épisode de la saison 5 de Lost tourné en 2008 : "There's someone, someone here in Los Angeles. Let me take you to them."
Et en 2010, quand j'ai enfin eu le déclic, l'emploi semblait être déjà bien entré dans l'usage. "He needs someone to say no. He needs someone he'll listen to when they say no." Dr House, saison 7 épisode 17, 2010.
Cet usage n'a fait que prendre de l'ampleur et paraît s'être transformé en règle. Dans l'épisode 5 de la saison 2 de Resident Alien (2022), on entend lors d'une conversation entre deux amies : "I'm somebody who doesn't like watching their best friend ruin their life." Les deux personnages qui sont connus ont été anonymisés par la grammaire. Le premier their renvoie logiquement au somebody, mais le deuxième pronom possessif qui qualifie la vie de son amie relève plutôt d'une volonté de sentence généralisatrice.
Et dans une interview récente (3), Dean Erickson, le créateur de la série Severance déclare : "I think Milchick is somebody who still cares about the job and cares about the work and believes in what they're doing." On sait très bien de qui on parle, Mr. Milchick est un homme, mais l'emploi du pronom they est justifié par le somebody qui précède.
Cette nouvelle règle semble donc s'être imposée dans l'usage, celle de faire correspondre le they singulier à tout nom désignant une personne indéfinie, même si elle n'est pas inconnue.
Il est cependant intéressant de noter que dans la dernière saison de la série 1923 (saison 2 épisode 4, 2025), l'usage en cours à l'époque où se déroule l'intrigue est respecté, l'agresseur inconnu est masculin :
" - Why the fat lip?
- I was robbed.
- What did he take ?"
À l'inverse, dans la série canadienne Les Enquêtes de Murdoch, dont l'action se déroule à Toronto au début du XXe (en 1910 dans l'épisode en question), on préfère une langue plus moderne malgré un langage châtié et souvent désuet :
"Someone broke into Mr. Drummond's garage and they cut themselves on some broken glass." (saison 16, épisode 5, 2022).

Pour finir, voici un exemple trouvé dans un blog (4) qui montre la nécessité d'un pronom préservant le flou sur le genre d'un protagoniste. L'auteur commente un épisode de la série policière anglaise Inspecteur Morse de 1988, (épisode 4, saison 2) où les policiers interrogent une femme ayant aperçu une silhouette en compagnie de la victime. La femme n’est pas sûre du sexe de la personne et finit par employer le pronom it lors de son interrogatoire : "Then it caught the bus." Le neutre existe déjà en anglais, mais ce pronom est irrévérencieux pour désigner quelqu'un.
Il y avait donc bien un manque que le they singulier comble efficacement. Le masculin ne l'emporte pas toujours. Et du reste, on utilise déjà you au singulier, pourquoi pas they ?
On peut conclure que cet usage, qui est apparu dans la seconde moitié des années 2000 (rare en 2006, il se répand en 2007) et dont on constate qu'il s'est généralisé en 2010, semble être maintenant devenu la règle.
Cependant, comme me l'a fait remarquer un ami anglais, d'aucuns préfèrent encore parfois s'en tenir à un style plus classique. Dans la série Hacks (2021), saison 1 épisode 9, on entend "Have you become a person that respects her boss?". Et dans The Glass Hotel (2020), la romancière Emily St. John Mandel écrit : "His head is down - or is it a woman? Impossible to tell". Elle fait là le choix de la précision, tout en employant le they singulier plus tard dans le roman.
En outre, comme en témoignent les réponses à un post récent du Merriam-Webster sur BlueSky, le débat est loin d'être clos.

(1) : https://www.oed.com/discover/a...
(2) : https://gizmodo.com/severance-...