
Mélanie Bréda, traductrice de l’audiovisuel, finaliste 2019 du Prix de la traduction de documentaires audiovisuels
Caroline Cadrieu, directrice artistique, comédienne et autrice d’audiodescriptions
Claudia Faes, traductrice de l’audiovisuel, lauréate 2023 du Prix de la traduction de documentaires audiovisuels
Caroline Franck, responsable de site chez EVA Strasbourg
Marine Héligon, traductrice de l’audiovisuel
Quelle relation entretenez-vous avec les prix ATAA ?
Marine Héligon : Je suis une inconditionnelle des Prix ATAA. Depuis leur création, j’ai assisté à toutes les cérémonies, tant pour les Prix fiction que pour les Prix documentaires. Ce sont des moments rares et précieux. J’étais aussi présente le jour de la création de l’ATAA, même si ma contribution est restée minime. De manière tout à fait inattendue, j’ai été finaliste en 2014 du Prix de l’adaptation d’un film anglophone – époque où le Prix de la traduction de documentaires n’existait pas encore – pour Free Angela, un docu-biopic sur Angela Davis diffusé au cinéma. Quelle fierté pour moi ! J’étais persuadée que je ne recevrais pas le Prix compte tenu de son caractère atypique, néanmoins j’étais comblée que mon travail ait été reconnu.
Caroline Franck : À EVA Strasbourg, nous sommes également très proches du Prix documentaires. Arte est notre principal client – lequel représente près de 90% de notre activité – et depuis des années, nous recommandons à nos adaptateurs et adaptatrices quels programmes soumettre au comité d’organisation. Certains ont été retenus parmi les finalistes, tandis que d’autres ont remporté le Prix. Avec trois finalistes en 2023, je trouvais nécessaire que notre labo ne soit pas omniprésent. C’est ainsi que j’ai suggéré ma candidature en tant que jurée à Jean Bertrand [être juré rend inéligibles les œuvres du laboratoire, ndlr]. Ayant une formation initiale de traductrice, j’étais aussi intéressée par cet exercice intellectuel, et y voyais l’opportunité de découvrir des documentaires différents de ceux que je gère au quotidien pour Arte.
Caroline Cadrieu : À l’inverse de Caroline, je ne connaissais pas l’existence des prix ATAA. En 2022, les organisatrices du Prix m’ont invitée à la cérémonie pour avoir fait la direction artistique de deux documentaires finalistes. En effet, j’avais collaboré avec Marie Laroussinie et Christophe Elson pour Derrière nos écrans de fumée, et avec Elsa Vandaele pour Seaspiracy, tous récompensés, respectivement du Prix et d’une Mention spéciale.
Mélanie Bréda : Pour ma part, j’ai été finaliste en 2019 pour mon adaptation de Fin de partie : repenser la vie et la mort. Le studio m’avait encouragée à postuler et j'avais accepté. Même si à titre personnel, je ne pensais pas mériter un prix pour mon travail sur ce programme moins dense et moins technique que les autres œuvres finalistes. Bien qu'aujourd'hui, je me consacre principalement au doublage et au sous-titrage de fictions, j'ai traduit de nombreux documentaires au cours de ma carrière. Je me sentais donc prête à relever ce défi et c'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai accepté d’être jurée pour l’ATAA.

Parlez-nous de votre expérience de jurée.
Claudia Faes, lauréate 2023 : Être juré(e) implique une grande responsabilité : il faut se montrer à la hauteur. De mon point de vue, la mission consistait à repérer l’adaptation la plus passionnante, avec ce « petit quelque chose en plus ». Outre la qualité de l’impression d’ensemble, j’ai été sensible aux traductions provoquant l’enthousiasme chez moi. Mais jamais je n’ai eu le sentiment de devoir juger. Faire partie de ce jury nous a, par ailleurs, poussées à sortir de notre zone de confort et à nous confronter à des expériences professionnelles variées. Cela a développé ma curiosité et m’a beaucoup nourrie, même dans ma pratique. Tout apport extérieur se révèle enrichissant : cela incite à dépasser nos habitudes et à appréhender le métier sous un angle nouveau. J’ai découvert des approches auxquelles je n’aurais pas pensé précédemment.
Caroline Cadrieu : Par le passé, j’ai participé à des jurys d’écoles de commerce ou d’écoles de théâtre. J’adore ce rôle car cela donne l’opportunité de récompenser ceux et celles qui le méritent. Cette première expérience pour l’ATAA m’a permis de visionner une belle sélection de documentaires. J’ai aussi pris plaisir à découvrir comment chaque membre du jury abordait les critères d’évaluation selon son propre métier (DA, autrice, chargée de production). En tant que DA et comédienne, j’étais particulièrement attentive à l’appropriation du texte par les comédiens. Sentions-nous une difficulté à dire le texte ? Ce dernier s’avérait-il trop long ou trop court ? Pour moi, il est essentiel de respecter le rythme des intervenants.
En quoi l’adaptation d’Isabelle Brulant s’est-elle démarquée ?
Marine Héligon : Pétrole, un lobby tout-puissant est le premier programme que j’ai regardé avec mon binôme Mélanie. Pour moi, il s’agit d’un travail magistral. J’ai tout aimé dans l’adaptation d’Isabelle !
Mélanie Bréda : Il est vrai que notre jury a été unanime. La barre était très haute. Le travail d'Isabelle m'a vraiment impressionnée : nous avions la sensation que le texte avait initialement été écrit en français. Les recherches ont été réalisées de manière pointue et approfondie. Nous n’étions jamais submergées, et la VF s’est révélée plus accessible et plus agréable à regarder que la version originale. En tout cas, Isabelle maîtrise parfaitement les deux disciplines : la voice over et le sous-titrage.
Claudia Faes : Je dirais que l’écriture est son point fort. Les sous-titres s’avéraient très bien calibrés et le texte, fluide et élégant. Il n’y avait aucune paresse linguistique. Le sens était très bien restitué grâce à une incroyable rigueur dans le choix des termes, toujours précis et bien pesés. Avec un sujet aussi litigieux, il y avait un risque d’interprétation, mais Isabelle est restée objective et fidèle au contenu initial. Sans rien trahir, ni dénaturer. Son écriture s’est révélée ciselée, malgré le sujet démoralisant et le manque de pauses pour souffler. En effet, 53 minutes c’est long.
Caroline Franck : Moi aussi, j’ai été emportée par son texte. Il s’agit d’un sujet sérieux et complexe à dimension géopolitique, mais les interventions sont restées fluides. Critère très important pour moi : la VF doit se mettre à la portée d’un spectateur lambda. Pari réussi car le texte tombait juste à chaque fois. La traduction était imperceptible : dotées du bon ton, les formulations étaient naturelles et recherchées. Quel brio ! Isabelle et sa relectrice Agnès El Kaïm ont sublimé le texte.
Pourquoi avoir aussi décerné une Mention spéciale à Lola Wagner ?
Claudia Faes : C’était indispensable ! Il nous fallait absolument saluer ce travail, véritable petit ovni. Nous avons ressenti l’énergie de la traduction et la finesse de l’autrice. Le rythme, le contenu technique et surtout l’humour faisaient partie des grandes difficultés de traduction. Selon moi, il est toujours possible de retrouver une information technique, mais l’humour demande de puiser au fond de ses tripes. Quand Lola est montée sur scène, j’ai aussi été émerveillée par ce moment de pure joie, par son bonheur d’être récompensée. Lors de son discours, elle a taquiné sa chargée de production et déclaré que c’était le bon moment pour renégocier ses tarifs : j’ai adoré cet appel du pied et cette manière de rester réaliste et pragmatique, même dans ce moment de célébration.
Marine Héligon : Moi aussi, j’ai trouvé cela culotté, mais c’était fait avec tellement d’humour ! Et puis, c’est bien de titiller de temps en temps les labos qui baissent constamment leurs tarifs. La téléréalité est un genre rarement bien payé et pourtant ce sont des programmes sur lesquels on peut facilement s’arracher les cheveux. Cela peut vite devenir un travail colossal compte tenu des nombreux traits d’humour et jeux de mots. Cette Mention spéciale permettait de mettre en lumière tout le travail que cela représente.
Caroline Cadrieu : En effet, il est plus facile de briller quand nous devons traduire des phrases intelligentes et un texte de qualité. Or la téléréalité est tout l’inverse d’une VO bien écrite : souvent, le niveau de langue ne vole pas haut… Et si beaucoup d’adaptateurs travaillent consciencieusement, les faibles tarifs de la téléréalité peuvent inciter à aller vite. Food Factory n’est pas à proprement parler une téléréalité, mais son contenu peut sembler sans difficulté. Pourtant, cela entre dans la catégorie des programmes pièges. Le risque était de « passer à côté », notamment sur l’adaptation des jeux de mots. Mais la traduction de Lola s’est totalement démarquée : nous avons senti l’ampleur du travail réalisé et combien elle avait fait preuve d’opiniâtreté.
Mélanie Bréda : Oui, c’était vraiment fabuleux ! Pour ce type de documentaire, il est impossible de rester proche de la version originale, entre les multiples expressions culinaires et blagues. Cependant, avec seulement 22 minutes de programme, nous ne pouvions pas mettre cette adaptation sur le même plan que Pétrole, un lobby tout-puissant ou d’autres documentaires qui duraient jusqu’à 2 heures. Mais il est évident qu'elle a aussi demandé beaucoup de recherches, et que Lola a été confrontée à une triple difficulté : le débit de parole d’un texte bavard ne laissant aucune pause, l’information technique et l’humour. Et les trois défis ont été relevés haut la main. Elle a su respecter le ton malgré la nécessité de s’éloigner de la VO. On a senti sa patte personnelle derrière le texte.

Que pensez-vous de l’intervention d’Isabelle Miller incitant les adaptateurs à changer de mentalité et à mettre en valeur leur travail ?
Caroline Franck : J’adhère au discours d’Isabelle Miller, d’autant que personne ne prendra l’initiative pour les adaptateurs de montrer leur travail. Surtout pas à notre époque. Aujourd’hui, notre manière de travailler est chamboulée, voire remise en question. La question de la visibilité est un véritable enjeu, notamment pour les traducteurs qui interviennent en bout de chaîne. C’est l’éternel problème ! Le métier subit cette position : quand les producteurs ont terminé leur travail, ils ne se préoccupent plus de la suite, et ne se rendent pas compte des enjeux et des difficultés de l’adaptation. En postproduction, les DA et les comédiens sont quant à eux beaucoup plus visibles. C’est d’ailleurs, pour cette raison, que les traducteurs sont souvent confondus avec les voix de doublage. Les comédiens bénéficient d’une meilleure organisation pour faire connaître leurs revendications ou revaloriser leurs tarifs.
Mélanie Bréda : Mettre en valeur notre travail est crucial et les Prix ATAA y contribuent. Seulement, c’est une chose de le dire et une autre de le faire. Si à l'avenir, j'étais amenée à traduire des documentaires plus régulièrement, je pourrais être plus encline à postuler pour les raisons citées par Isabelle Miller. D’autant que cela renforce la confiance en soi et se révèle un défi stimulant. Malheureusement, je pense que nous sommes nombreux à nous remettre en question, voire à ne pas nous sentir légitimes. Ne pas être sélectionné risque d’accroître ces doutes.
Claudia Faes : Isabelle Miller a mille fois raison. Il faut savoir faire sa promotion, de manière intelligente et subtile. L’ancienne génération d’adaptateurs n’y est pas du tout accoutumée, car nous conservons l’image du traducteur travaillant pour la gloire du sujet avant de repasser dans l’ombre. Mais les temps ont évolué. Il faut être présent et savoir se faire apprécier. Comme l’écrivait Isabelle Brulant dans un message publié sur LinkedIn, la mise en lumière de l’un d’entre nous rejaillit sur toute la profession. Or, cette mise en avant va devenir nécessaire pour ne pas mourir. Et quelles que soient les raisons de la réticence de certains à candidater aux Prix ATAA, je réponds que jamais – mes co-jurées et moi-même – n’avons eu une démarche de jugement des adaptations sélectionnées. Selon moi, le jugement a déjà eu lieu lors de la simulation ou de la relecture, et le programme a déjà été diffusé et soumis à l’appréciation du spectateur.

Quel est l’avenir des métiers de l’adaptation selon vous ?
Mélanie Bréda : Au vu du contexte actuel, il est difficile de rester optimiste. Les propositions de travail se font de plus en plus rares et je connais même des collègues qui entament des reconversions professionnelles. Avant, je devais refuser des projets presque toutes les semaines, faute de temps. Plus maintenant… Même si je parviens encore à remplir mon planning. C'est décourageant. Et que dire de l'intelligence artificielle... C'est triste de voir que même des grands festivals proposent désormais des films sous-titrés par des machines. Je sais que nous allons devoir nous adapter. Mais à quel point ? J’y pense tous les jours et je crains que les spectateurs s’habituent à cette mauvaise qualité. Les points positifs : les actions de l’ATAA, les différents collectifs qui se créent, et tout ce qui est mis en œuvre en faveur du métier. Cela permet de garder un peu d’espoir.
Caroline Cadrieu : L’avenir du secteur est en effet, une question particulièrement anxiogène. Je pense que peu de nos métiers pourront en être protégés. Les adaptateurs seront menacés à moyen terme, même si les studios et les commanditaires communiquent peu sur leur intention de recourir à l’IA. Les comédiens s’avèrent aussi particulièrement menacés. Ces derniers opèrent déjà une levée de boucliers, mais cela reste ardu d’imposer sa voix et de savoir comment. Des échanges sont en cours entre les commanditaires et les syndicats de comédiens, mais il faudra selon moi, que la protection de nos métiers s’inscrive dans la loi. Pour les comédiens, le fait de se voir régulièrement aide à créer un élan et un mouvement commun. Pour les auteurs, il est plus difficile de se fédérer.
Caroline Franck : La question de l’intelligence artificielle est sur toutes les lèvres. À l’heure actuelle, beaucoup de scripts VO sont déjà réalisés de manière automatique, raison pour laquelle ils se révèlent non conformes et pleins d’erreurs. Le pillage des contenus – de même que la reproduction des voix – pour entraîner l’IA génératrice est catastrophique. Cela signifie que la machine va baser ses choix de traduction sur des données statistiques : si tel mot est majoritairement traduit de telle manière dans tel contexte, alors il est probable que cette traduction soit proposée en premier. Cependant, nos métiers possèdent une dimension artistique et intellectuelle à laquelle l’intelligence artificielle ne peut pas parvenir.
Marine Héligon : Concernant l’avenir, moi aussi je me dis que la fin est proche. La menace de l’IA me semble inévitable. Heureusement que l’ATAA est très mobilisée, de même que la Scam qui fait un travail formidable dans la négociation de nos droits de diffusion. Grâce à eux, nous touchons des rémunérations complémentaires. A titre d’exemple, les droits documentaires négociés avec Netflix sont très intéressants. Sincèrement, cela donne envie d’embrasser Hervé Rony pour son travail fabuleux !

Crédit photo : Brett Walsh