Plateformes : la grande braderie des sous-titres

Entretien avec une traductrice expérimentée

(Retrouvez la version anglaise ici)

Maï, tu as récemment fait part dans le forum de l'ATAA d'une proposition d'un de tes clients. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

J'ai été contactée par un grand laboratoire parisien en décembre 2022 pour sous-titrer une série phare, très prestigieuse, une mini-série dont ils me proposaient tous les épisodes avec un délai très confortable (4 mois pour 7 épisodes de 45 minutes). On m'a annoncé le tarif de 16 € la minute (repérage à faire).

On m'a prévenue qu'il y aurait beaucoup de documents annexes : tableaux à remplir, localisation list (liste de termes récurrents ou significatifs pour la série, dont le client souhaite contrôler et harmoniser la traduction entre le doublage et le sous-titrage), liste des textes écrits à l'écran… Ces documents demandent beaucoup de travail supplémentaire et de la coordination entre les équipes de doublage et de sous-titrage. Ces travaux annexes, qui se sont multipliés ces dernières années, ne sont malheureusement pas rémunérés. Mais des discussions sont en cours par l'intermédiaire de collectifs d'auteurs afin qu'ils le soient. La chargée de projet avait l'air de s'excuser de l'ampleur de ces tâches et avançait qu'un dédommagement pour la simulation [étape de relecture et de vérification du sous-titrage] pourrait être envisagé afin de compenser cette surcharge de travail.

D'abord séduite par le projet et par l'équipe de doublage dont je connaissais l’un des auteurs, entraînée par mon envie et par le thème de la série, j'ai donné mon accord de principe. Mais après avoir réfléchi quelques jours, j'ai fait des calculs. Quand un programme est assez bavard, comme le sont souvent les séries, on peut compter en moyenne 18 sous-titres par minute. Le tarif proposé équivalait donc à 88 centimes le sous-titre, alors que j'ai la chance de travailler habituellement entre 3,50 € et 4,30 € le sous-titre. J'ai alors rappelé la chargée de projet pour refuser, lui expliquant que ce tarif n'était pas adapté et que, ayant à cœur de défendre de bons tarifs pour toute la profession, je ne pouvais décemment pas accepter un tarif aussi bas.

C'était la première fois que j'étais contactée pour un programme à destination d'Amazon en sous-titrage. On m'a proposé en parallèle un doublage avec un tarif relativement correct, (28,60 € la minute) et j'ai accepté.

Ce genre de propositions, c'est nouveau, pour toi ?

Oui, c'est assez récent. Je commence depuis peu à recevoir des propositions pour les plateformes, avec des tarifs régulièrement très corrects. Ce projet Amazon était le premier à m'être proposé à un tel tarif. J'espère que mon refus aidera les collectifs qui s'emploient à lutter pour nos tarifs à obtenir une revalorisation indispensable.

Ce tarif de 16 € la minute contenterait un certain nombre d'auteurs. Qu'est-ce que cela t'inspire ?

C'était la première fois qu'on me proposait un tarif aussi bas. Certaines plateformes établissent des tarifs selon le prestige des programmes. Amazon n'a pas l'air d'avoir adopté cette politique.

Quoi qu'il en soit, quel que soit le prestige du programme, ce tarif n'est pas du tout à la hauteur des qualifications et de l'expérience nécessaires pour faire ce travail. Il faut en plus déduire les charges, l'équipement, etc. Cela oblige à une cadence de travail pour gagner sa vie correctement que je trouve incompatible avec la qualité, mais aussi avec une vie familiale et sociale normale. Cela rend esclave du travail.

Pourquoi certains travaillent-ils alors à ce tarif-là ?

La passion et l'enthousiasme sont les principaux moteurs de nos métiers. Ils conduisent beaucoup de traducteurs à accepter ces conditions, notamment en début de carrière, avec la promesse illusoire de jours meilleurs. Je comprends qu'ils aient l'impression de ne pas pouvoir faire autrement. Je sais aussi qu'il est plus facile pour moi de refuser les mauvais tarifs, car j'ai la chance de travailler pour des projets prestigieux, en général pour le cinéma. Mais j'estime que c'est dans l'intérêt de n'importe quel traducteur d'avoir cette démarche, d'être exigeant et de ne pas se brader.

Une étude de la fédération européenne des associations d'adaptateurs audiovisuels (AVTE), à paraître prochainement, montre ainsi que les auteurs les mieux payés sont ceux qui négocient leur tarif, indépendamment de leur expérience ou de leur formation.

Oui, car en réalité, en refusant de mauvais tarifs, on se donne la possibilité de travailler avec plus de temps, ce qui est essentiel, notamment pour progresser en début de carrière. On se construit ainsi une image, une réputation, un meilleur profil professionnel (plus qualitatif), qui, je le crois, peuvent apporter à terme de meilleurs projets et de meilleurs tarifs, dans de meilleures conditions. Une fois identifié comme adaptateur.trice de qualité, en pratiquant des tarifs cohérents, on se voit proposer plus facilement de meilleurs projets et de meilleurs tarifs. C'est un cercle vertueux. Au contraire, en acceptant des tarifs trop bas, on est vite catalogué et cantonné aux projets les moins rémunérés. On doit travailler davantage, on enchaîne les projets, au détriment de la qualité, et sans se laisser la possibilité de chercher de nouveaux clients. On s'enferme dans un cercle vicieux qui ne laisse ni le temps ni l'énergie d'en sortir. C'est pourquoi il est très important d'établir un tarif plancher et de s'y tenir, surtout en début de carrière. Pour moi, c'est une question de professionnalisme autant que de solidarité avec la communauté des traducteurs audiovisuels. Et il s’agit aussi de respect de soi : c’est en se respectant soi-même qu’on inspire le respect d’autrui.

Devrait-on défendre un référentiel officiel de tarifs minimum ? Y aurait-il alors un risque que tous les tarifs s'alignent à ce minimum, au détriment des auteurs les mieux rémunérés ?

Il y a quelques années, avec l'apparition des plateformes, une nouvelle catégorie de projets est apparue pour les clients. Pour nous, le travail reste le même. Cependant, le marché nous a imposé de définir un tarif différent selon l'exploitation des programmes (TV et plateformes d'un côté, cinéma de l'autre). On constate aujourd'hui que les tarifs cinéma restent à part. Ils n'ont pas connu la baisse constante des autres types d'exploitation. Je ne crois pas que l'imposition d’un tarif minimum tirerait les prix vers le bas.

Je ne suis pas personnellement menacée par la baisse des tarifs, mais nous ne sommes qu'une poignée dans mon cas. Cela me semble d'autant plus important de prendre position et de le faire savoir. J'ai à cœur de défendre toute la profession, les jeunes, les moins jeunes, les débutants autant que les autres. Peut-être que ma position permettra de renforcer le message que nous essayons de faire passer tous ensemble.

Revenons à ce tarif de 16 €. Pour un programme de 45 minutes, cela représente 720 €. En appliquant le tarif que les organisations professionnelles et toi estimez juste, le sous-titrage aurait ici coûté environ 2835 €. La différence entre un bon et un mauvais tarif est donc, dans ce cas, de 2115 € par épisode, ce qui semble assez anecdotique pour des œuvres disposant de budgets de production et de diffusion qui se chiffrent en millions, voire en dizaines de millions de dollars. Comment expliques-tu cela ?

Je ne me l'explique pas. Cela me sidère, c'est aberrant. Comment peut-il y avoir un tel gouffre entre les budgets faramineux de ces projets et les tarifs ridicules, scandaleux qu'on nous propose ? Pour l'adaptateur, la différence est considérable, mais à l'échelle du coût global des programmes, c'est insignifiant. On dégrade toute une profession et la qualité des œuvres pour économiser des cacahuètes. Et au quotidien, les auteurs se retrouvent à négocier âprement pour quelques centaines, parfois quelques dizaines d'euros.

Je sais que la quantité de projets est phénoménale et les enjeux financiers, au cœur des préoccupations de nos clients finaux. Mais à l'échelle de chaque production, c'est une goutte d'eau. Je ne maîtrise pas tous les arcanes des circuits de production et de diffusion, mais cela me semble dingue. Comment se fait-il que je puisse être payée quasiment 10 fois plus que d'autres auteurs pour le même travail avec le même client final ? Y compris pour des programmes "tête de gondole" qui ont coûté des millions à produire. Où va l'argent ? Le travail pour nous est le même. Qui décide qu'un projet va être traduit au rabais à l'étranger et qu'un autre va être traduit en France ? Pourquoi certains projets méritent une traduction professionnelle et d'autres pas ? Qui décide de tout ça ? Sans nous, les projets ne pourraient pas être diffusés dans le monde entier. Nous sommes un rouage essentiel du circuit de distribution des œuvres.

En quoi le sous-titrage, ou le doublage, sont-ils essentiels à la diffusion d'une œuvre ?

L'œuvre vit d'elle-même en version originale, quand on comprend la langue. Notre travail est de la rendre accessible au spectateur qui ne comprend pas cette langue, le plus discrètement possible, dans le respect de l'œuvre originale. Notre objectif, dirais-je même, est d’essayer de la mettre en valeur. Quand je choisis un mot, c'est pour porter le sens, le transmettre le mieux possible et avec force. Notre adaptation peut permettre de lui donner une force impressionnante. Il y a des phrases en doublage qui résonnent sur des générations et peuvent devenir des références culturelles.

Dans Patries imaginaires, Salman Rushdie écrit : "On suppose généralement que quelque chose se perd toujours dans la traduction. Pour ma part, je m'accroche à l'idée qu'on peut aussi y gagner quelque chose."

Absolument. Certaines adaptations sont mythiques. Seule une adaptation professionnelle peut atteindre ce niveau de qualité. Un amateur traduit des mots, un bon professionnel traduit des idées, des émotions, et en matière d'adaptation audiovisuelle, le registre est encore plus large, puisque nous composons aussi avec l'image, le son, la syntaxe du montage ou des plans.

On pourrait dire qu'une bonne adaptation en sous-titrage ou en doublage permet au spectateur d'avoir une expérience infiniment plus complète, de recevoir une œuvre qui lui serait sans nous inaccessible. Quand le travail est bien fait, il ne se rend même pas compte qu'un adaptateur est passé par là. À l'inverse, une adaptation ratée, non professionnelle, peut rendre un programme totalement irregardable.

Selon l’étude EGA, sur 15 000 clients de plateformes interrogés, 65 % ont cessé au moins une fois en un an de regarder un programme à cause de son adaptation. Et 30 % sont forcés d’arrêter un visionnage chaque mois. Certains attribuent cette baisse de qualité à une pénurie d'adaptateurs, ou du moins de bons adaptateurs.

En réalité, beaucoup de sous-titrages partent à l'étranger pour être payés beaucoup moins chers ! Il y a suffisamment d'auteurs de qualité en France pour faire face à la demande, dont bon nombre cherchent du travail, mais ils ne peuvent plus travailler à n'importe quel prix. Certains de nos clients sont manifestement beaucoup moins intéressés par la qualité. Pour des raisons budgétaires contestables, on se passe par exemple de simulation, de vérification [les étapes de relecture d'une adaptation], ce que regrettent aussi d'autres intervenants (les directeurs artistiques en doublage, par exemple).

Parfois, le sous-titrage semble considéré comme le parent pauvre de l'adaptation. Même si leur démarche a échoué, le fait que Netflix ait fait appel à des amateurs pendant quelques mois pour sous-titrer ses projets en est l'illustration. Et cela a renforcé l'idée que le sous-titrage était facile, que n'importe qui pouvait s'y adonner comme à un loisir. On constate aujourd'hui que ce préjugé a la vie dure. D'ailleurs, la qualité des sous-titrages Netflix est régulièrement mise en cause dans les médias et les réseaux sociaux.

D'où vient ce désintérêt pour la qualité chez certains diffuseurs ?

L’une des raisons qui pourrait expliquer cette baisse d’exigence est peut-être qu’au sein des plateformes, les responsables des « localisations » (mot que je déteste) rajeunissent, ils viennent du commerce. Ils n'ont parfois plus de réelle sensibilité artistique ou cinématographique. Ils vendent des « produits ». Cette évolution a commencé il y a une vingtaine d’années, au moment de la multiplication des chaînes câblées, quand la quantité de travail s’est mise à augmenter. Désormais, les sous-titres ne sont plus qu'un détail des transactions d'achat et d'exploitation de contenus.

Certains projets sont ainsi confiés à des intelligences artificielles, vaguement relues par des opérateurs humains qui ne disposent même pas toujours de l'image. Nous constatons tous le résultat catastrophique que cela peut donner. Pour moi, ce qu'on appelle intelligence artificielle, dans nos métiers, c'est à la fois l’une des plus grosses menaces et l’un des plus gros échecs à venir. Une intelligence artificielle sera toujours artificielle. Elle ne permettra jamais de transmettre les nuances, les émotions, ce qui fait l'humanité des projets audiovisuels que nous adaptons. Les choix que nous faisons pour peser chaque mot, chaque virgule et les mettre au service de l'œuvre que nous adaptons, la machine en est incapable. Je suis convaincue que le second degré, l'ironie, les sous-entendus, le choix entre le tutoiement et le vouvoiement, par exemple, resteront à jamais l'apanage de l'humain.

Cet engouement pour le tout automatique a déjà des retentissements sur notre manière de travailler, sur les outils que certains clients nous imposent. Le mot « productivité » remplace rapidement le mot « qualité », et je trouve ça très triste.

Comment sortir de cette spirale infernale ?

Je crois que les avancées obtenues par les collectifs en matière de doublage [augmentation du tarif de doublage pour le rapprocher du tarif vidéo-plateforme de 33 € bruts / minute préconisé par les organisations professionnelles] sont un premier pas encourageant. En matière de sous-titrage, les résultats sont pour le moment moins concluants. Alors il faut nous faire entendre. Nous l'avons dit, les spectateurs restent sensibles à la qualité. Et après tout, ce sont eux que nous servons. Ce sont eux, nos clients finaux. Plaignons-nous auprès des plateformes quand des conditions inacceptables nous sont imposées par les intermédiaires, négocions nos tarifs, faisons connaître au public la véritable origine des problèmes qu'il constate, les conditions dans lesquelles nous travaillons. Et puis les forces vives sont nombreuses. Je vois arriver tous les jours de jeunes adaptateurs passionnés, doués, décidés à « sauver » nos métiers. Les formidables collectifs ont ouvert la voie, ils ont prouvé qu’en unissant nos forces, on peut obtenir de très beaux résultats. Alors continuons, serrons-nous les coudes, nourrissons la vague, faisons bloc bruyamment pour défendre notre travail !

Retour au blog