Avertissement
L’article qui suit est un témoignage d’un auteur de doublage sur son travail tel qu’il se pratiquait à la fin des années 1930. Cependant, il constitue aussi un témoignage sur l’atmosphère qui régnait dans l’industrie du cinéma français depuis le début de cette décennie. Avant de parler concrètement de son travail, Paul Reboux se livre, en effet, à une caricature xénophobe, et implicitement antisémite, des conditions dans lesquelles se serait pratiqué le doublage à ses origines. Historiquement et techniquement, ces propos sont dépourvus de réalité. La presse spécialisée de l’époque en témoigne, y compris l’hebdomadaire Pour Vous dont est issu ce texte.
Opposant ceux qu’il appelle les « polyglottes d’Europe centrale » aux « gens de goût et de bon sens », il était loin d’être le seul à tenir de tels propos. Au début des années 1930 déjà, Marcel Vandal, alors président de la Chambre syndicale de l’industrie du cinéma français, défendait la réalisation du doublage des films étrangers sur le territoire français afin d’éviter, selon lui, qu’il fût effectué par « les chômeurs d’Hollywood ou les déserteurs de Berlin ». (« Lettre de réponse de M. Marcel Vandal », La Cinématographie française, n° 818, 7 juillet 1934, p. 6. Il s’agit d’une réponse à Harry-James, président de l’Association des acteurs de synchronisation, qui avait préalablement dénoncé le manque de respect de M. Vandal pour les comédiens de doublage.)
Le doublage n’était pas la seule activité cinématographique à être mise en cause de manière aussi odieuse. Tous les secteurs du cinéma français étaient concernés. L’un de ceux qui eurent le plus à en souffrir fut le producteur Bernard Natan, dirigeant de Pathé de 1929 à 1936. Il ne survécut pas aux calomnies, à un procès qui le condamna, à sa déportation à Auschwitz.
Il nous a semblé utile de reproduire cet article dans son intégralité, sans en tronquer le premier paragraphe malgré son contenu détestable.
L’article qui suit est un témoignage d’époque d’un auteur de doublage sur son travail.
Pour en savoir plus sur le doublage, lire le texte disponible sur le site de l’ATAA (partiellement repris dans l’article Doublage de Wikipédia).
L’auteur : auteur de romans, d’études historiques, Paul Reboux (1877 – 1963) est surtout connu pour ses pastiches (A la manière de…, 5 volumes parus entre 1908 et 1950), dont les premiers ont été co-écrits avec Charles Muller.
La revue : voir l’article Doublage… or not doublage.
Le casse-tête du doublage
Paul Reboux
Pour Vous n°538, 8 mars 1939.
Il fut un temps où doubler un film consistait simplement à faire traduire le texte de Hollywood en français par un de ces polyglottes d’Europe Centrale qui pullulent dans les organisations cinématographiques. Il en résultait une sorte de jargon, ou du moins un texte où l’on aurait pu cueillir les fautes de français pour les rassembler en bouquet. De plus, ce texte était joué par des comédiens qui avaient adopté, on ne sait pourquoi, une façon spéciale de parler, aussi artificielle que le sont les intonations des orateurs politiques. Ajoutez à cela que l’on n’était pas encore très fixé sur la concordance de certaines consonnes et sur le nombre de syllabes. Si bien que l’on voyait des personnages, sur l’écran, remuer les lèvres, sans entendre un son. D’autre part, certains d’entre eux parlaient, bien qu’ils eussent les lèvres fermées, à la façon des ventriloques. Il est naturel que ces défauts aient alors braqué contre le doublage les gens de goût et les gens de bon sens. Mais le doublage a fait maintenant de tels progrès que, bien des fois, l’illusion est complète. Aussi est-on mal fondé à se dresser contre ce procédé. Grâce à lui, il nous est permis de comprendre certains films à grand spectacle, ou certains films qu’il nous serait pratiquement impossible de réaliser chez nous.
J’ai eu l’occasion d’écrire récemment trois doublages : celui du Roi des Gueux, interprété par Ronald Colman, celui de Soubrette, une pièce écrite en langue anglaise par Jacques Deval, et celui de Zaza, avec Claudette Colbert et Herbert Marshall1.
Ce fut pour moi l’occasion de faire certaines remarques dont mes confrères en doublage pourront, je le souhaite, profiter.
Au début, j’étais obsédé par des considérations de phonétique. Je croyais à la nécessité de juxtaposer les bilabiales, telles que les consonnes b, p, m, et les dentilabiales, telles que les consonnes f, v. Je croyais qu’il fallait tenir compte des palatales en gue, que, et des velaires en ra ou reux, des explosives en bé, pé, gué, des durantes, telles que feu, veu, des alvéodentales, telles que dé, té, des liquides, telles que ene, aire, des latérales, telles que lié, etc.
Mais, si quelques spécialistes cherchent à faire estimer leur science par des exigences de cette sorte, on peut les envoyer promener, ou presque.
L’essentiel, c’est que les syllabes au, ou, on, eu, en, quand elles se trouvent dans le texte anglais (de même que les syllabes im, op) doivent, autant que possible, surtout au début et à la fin des phrases, correspondre avec des syllabes équivalentes dans le texte français.
Sans doute songez-vous : « Ah ! alors, c’est beaucoup plus simple ! »
Hélas ! N’en croyez rien.
On n’imagine pas les acrobaties verbales qu’il faut accomplir pour se tirer d’affaire en pareil cas.
Sans compter ces exclamations par lesquelles les gens qui parlent anglais commencent presque toutes leurs phrases. En français, elles ne peuvent correspondre à rien.
Sans compter les : « of course ». Le premier se traduit par : « bien sûr », et l’on se croit tranquille. Dix lignes plus loin, en voilà un second. On le traduit par : « parbleu ! », et l’on se dit : « Me voilà débarrassé. » Mais, dix lignes encore plus loin en voilà un troisième. Et les of course continuent à pulluler.
Toutes ces difficultés-là ne sont que travaux d’enfants auprès de l’angoisse qu’éprouve le doubleur lorsqu’il se trouve en présence de poésies. Il faut alors, en effet, tenir compte des quelques remarques que j’ai faites plus haut concernant les ou, les o, les en, les pe et les im. Et il faut, de plus, bien entendu, que les vers riment. Ah ! Seigneur ! Préservez-moi, préservez ceux que j’aime, mes parents, mes amis et mes ennemis, même, d’avoir à mettre en vers français des vers anglais pour un doublage de cinéma ! Ces vers doivent rimer deux ou trois fois. Une fois à la fin, et une ou deux fois dans le corps du vers. « Tu te rends compte ? », comme disent les bonnes gens. Et je ne parle pas des complications qu’impose l’emploi d’un style caractérisé. Quand il s’agit, comme dans Le Roi des Gueux, d’un style 1938 de Hollywood qu’il faut traduire en un style français du XVe siècle, dont la syntaxe et le vocabulaire doivent demeurer intelligibles pour des spectateurs moyens d’aujourd’hui, c’est « à se casser la tête contre les murs », comme on dit dans Ruy Blas. Auprès de cette difficulté-là, ce n’est plus qu’un jeu que de traduire l’anglais en un français 1900, pour Zaza, et de faire une poésie qui fait naître sur les lèvres de Claudette Colbert, et au même moment, à un quart de seconde près les mouvements provoqués par les syllabes de la poésie en français.
Mais, après avoir désespéré pendant quelques heures, on prend goût à ce jeu. Il rappelle les plaisirs qu’éprouvent, en présence des difficultés à vaincre et des énigmes à résoudre, les faiseurs de vers et les virtuoses des mots croisés. Faire, d’un travail, un jeu que l’on aime, n’est-ce pas cela que l’on devrait enseigner dans les classes ?… au lieu de bourrer la tête des élèves de notions qu’ils oublieront, Dieu merci… Sans quoi, ils deviendraient d’insupportables pédants.