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Pour son numéro de décembre 2012, la revue Traduire de la Société française des traducteurs (SFT) se penche, le temps d’un copieux cahier spécial, sur la traduction dans le domaine des sciences sociales (ou des sciences humaines, les deux appellations sont employées assez indifféremment dans le dossier). Parler de traducteurs « spécialisés » dans les sciences sociales serait manifestement un non-sens, tant sont vastes les domaines abordés dans ce cahier : philosophie, économie écologique, finance, architecture, administration publique, etc.
Les différentes contributions de ce numéro placent leur focale à une distance plus ou moins grande de l’acte de traduction, ce qui permet de multiplier les angles d’approche.
Ainsi, l’article de Gisèle Sapiro qui ouvre le dossier commence par décrire un phénomène dans sa globalité, celui de la circulation des ouvrages traduits dans le domaine des sciences humaines, et balaye en quelques pages l’édition de traductions d’ouvrages de sciences sociales ainsi que ses enjeux et les obstacles qu’elle rencontre à l’heure de la mondialisation[1].
L’article d’Alice Berrichi « La traduction en sciences sociales », complémentaire de celui de Gisèle Sapiro, s’attache lui aussi à dépeindre la circulation des traductions d’ouvrages de sciences sociales, en présentant les problèmes qui se posent en la matière ainsi que les difficultés propres au transfert d’une langue à une autre des concepts et des termes appartenant à ce vaste ensemble de disciplines.
Un cran plus près des praticiens proprement dits, signalons, sous la plume de Verónica Román, un aperçu très complet de la place du traducteur dans le marché de la traduction économique et financière (tributaire de phénomènes de grande ampleur tels que la mondialisation ou la crise actuelle), ainsi qu’un regard sur le rôle de la traduction et de l’interprétation au sein des services publics espagnols (Carmen Valero Garcés). Où l’on apprend qu’ont lieu au niveau international des rencontres entre services de traduction et d’interprétation de la fonction publique de différents pays, et qu’il existe, à l’échelon espagnol, un réseau de chercheurs et de formateurs en traduction et interprétation qui joue un rôle d’observatoire permanent de la communication entre les langues et entre les cultures.
« De la traduction en philosophie » (par Tiina Arppe, chercheuse et traductrice) nous laisse entrapercevoir les défis de la traduction de la philosophie en finnois (« Lorsqu’une de mes amies finlandaises, qui habite en France, avait un jour mentionné à l’une de ses connaissances locales, professeur de philosophie, que j’étais en train de traduire un texte de Jacques Derrida vers le finnois, cette connaissance avait constaté laconiquement que c’était certainement un bon moyen de se suicider »). Problèmes étymologiques et de champs lexicaux sont abordés au moyen d’exemples très parlants (malgré notre absence de familiarité avec le finnois) et aboutissent à une conclusion éclairante : « Il ne s’agit pas en philosophie de traduire un « savoir » objectif unique, un ensemble de faits réels, auxquels le traducteur pourrait faire référence pour réussir son travail. Ses choix reposent toujours sur sa propre interprétation du texte philosophique – autrement dit, traduire un texte philosophique, c’est aussi toujours en quelque sorte philosopher, raisonner sur des questions de philosophie. »
Avec l’article de Tiina Arppe, nous nous sommes rapprochés de la pratique proprement dite de la traduction en sciences sociales et sciences humaines. Une série de textes creuse ce sillon : celui de Sabri-Fabrice Sayhi (« Traduire dans le domaine de l’économie écologique ») détaille les problèmes terminologiques propres à la traduction dans le domaine complexe (car transdisciplinaire, puisque touchant à la fois au développement économique et à l’environnement) de l’économie écologique. Plusieurs exemples concrets (notion de soutenabilité, recours aux métaphores, emploi des adjectifs « écologique » et « environnemental ») débouchent sur une réflexion intéressante quant au caractère idéologique de cette terminologie et aux glissements de sens que l’on y constate. L’article s’accompagne d’un petit glossaire anglais-français-espagnol. Dans une autre discipline, l’architecture, un article de Kim Sanderson (« À la poursuite de l’intangible ») évoque certaines difficultés de traduction très concrètes rencontrées par l’auteur (anglophone) face à un ouvrage de Le Corbusier présentant la particularité de mêler l’allemand et le français.
Trois articles élargissent la thématique du dossier principal : « Parlons du traducteur : rôle et profil » (Marie-Hélène Catherine Torres), « La face cachée de la révision » (Charles Martin) et une contribution qui nous intéresse plus directement, sur la version doublée en français d’un film italien sorti en 2002 (« Traduction multimédia et voix régionales : la version française du film Respiro d’Emanuele Crialese », par Antonino Velez). Si son lien avec la traduction en sciences humaines semble ténu, ce dernier article est néanmoins fouillé et analyse en détail les stratégies de restitution (plus ou moins fructueuses) des particularités sociolinguistiques du film dans son doublage, notamment le recours fréquent au dialecte sicilien (et le décalage entre dialecte et italien « standard »), la traduction des toponymes ou encore le rendu de certaines expressions argotiques. Une gageure dans une œuvre qui semblait prédestinée à être exclusivement sous-titrée pour sa distribution en France (film d’art et essai, en italien, mêlant italien et dialecte sicilien). On notera cependant que l’auteur évoque peu, dans son explication des choix d’adaptation, certaines contraintes propres au doublage (telles que le synchronisme des répliques avec le mouvement des lèvres des acteurs de la version originale) et surtout qu’il ne mentionne nulle part le nom de l’auteur des dialogues doublés qu’il analyse…
Un numéro éclectique, en résumé, qui permet de se faire une idée de la richesse des thématiques que l’on peut être amené à aborder en traduisant dans le domaine des sciences humaines et des sciences sociales. Un certain nombre d’articles sont du reste eux-mêmes traduits d’une autre langue (espagnol, anglais, finnois), ce qui permet aussi de constater que les traducteurs talentueux ne manquent pas dans les sciences humaines et sociales.
Traduire n°227, décembre 2012, « Éco, socio, philo… & co », 136 pages
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À noter : les adhérents de l’ATAA souhaitant s’abonner à Traduire bénéficient d’un tarif préférentiel (30 euros par an au lieu de 40).

Contrairement à ce numéro de Traduire, la dernière livraison de TransLittérature, la revue de l’Association des traducteurs littéraires de France, n’est pas axée sur une thématique unique et centrale.
Le numéro 44 (hiver 2013) s’ouvre sur un nouvel article de la série « Côte à côte », qui compare les différentes traductions publiées d’œuvres littéraires. Cette fois, ce sont les premières lignes de La Métamorphose de Kafka que Corinna Gepner passe au crible, au moyen de cinq traductions françaises récentes. Si l’exercice peut laisser le lecteur sur sa faim (« La suite ! », est-on tenté de réclamer), il est mené de façon intéressante par l’auteur de l’article, qui décortique les difficultés propres au texte allemand et les spécificités de chaque traduction.
Ce premier article nous place d’emblée « à hauteur de traducteur », aux prises avec les mots eux-mêmes, leurs pièges et leurs insuffisances. Plusieurs autres contributions adoptent cette même perspective, à commencer par le journal de bord tenu par Patricia Barbe-Girault qui relate la traduction épineuse de The Life (de Malcolm Knox, paru en France sous le titre Shangrila aux éditions Asphalte en 2012). Un défi à tous points de vue : pavé de plus de 500 feuillets, anglais d’Australie, écriture déconcertante à nulle autre pareille et plongée dans le milieu du surf des années 1970, un domaine que la traductrice ne connaissait guère. Le récit de cette traduction épique est tout à fait passionnant, Patricia Barbe-Girault partageant ses doutes et ses échecs avec autant de franchise que ses satisfactions et ses victoires.
Un long entretien avec Diane Meur, traductrice et romancière, nous entraîne vers d’autres horizons, ceux de son quatrième roman, Les villes de la plaine, qui mêle fiction, antiquité et réflexion sur la nature de la traduction. Dans cette entrevue surprenante, l’auteur évoque son rapport aux mots et à l’écriture, différent selon qu’elle endosse sa casquette de traductrice ou de romancière.
Toujours au plus près des mots, mentionnons un article signé Jacques Legrand (« traducteur de Rilke, Trakl et Fontane entre beaucoup d’autres ») et intitulé « La mesure et le nombre – Autres réflexions sur la traduction poétique ». Avec beaucoup de justesse, il met le doigt sur les concessions que doit faire le traducteur de langue française aux structures syntaxiques, aux sonorités, au rythme, etc. de la langue source qu’il traduit. Trahir légèrement le sens pour parvenir à un style plus élégant, conserver l’ordre des mots mais se voir obligé d’en ajouter de nouveaux (« Adieu la percutante brièveté, le cri désespéré de l’original. Est-ce la quadrature du cercle ? »), trouver une équivalence « la moins approximative possible », autant de dilemmes quotidiens auxquels est confronté le traducteur littéraire…
Mais les traducteurs ne se contentent pas d’écrire, ils partagent aussi leur savoir-faire et leur passion de vive voix. Dominique Nédellec relate ainsi l’animation d’un atelier de traduction dans un lycée : « Comment expliquer à des lycéens en quoi consiste mon métier ? Comment capter immédiatement leur attention ? Passeur, faussaire, imposteur, caméléon, anguille, pigeon à l’occasion… Oui, bien sûr. Mais encore ? » Elle optera finalement pour l’image du funambule en équilibre entre deux mondes distants…
De nombreux autres ateliers et interventions sont évoqués dans les articles de la revue consacrés à la « Journée de printemps » organisée le 16 juin 2012 par l’association ATLAS, qui organise par ailleurs les assises annuelles de la traduction littéraire (Arles). Au menu : « Le traducteur à ses fourneaux ». Les Assises 2012 (autour du thème « Traduire le politique ») et le festival littéraire « Mixed Zone » de Liège ont également les honneurs de la rubrique « Colloques ».
Mentionnons encore la rubrique « Lectures » qui rend compte de l’ouvrage Traduction : histoire, théories, pratiques (Delphine Chartier, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012) et des recommandations en faveur de la traduction littéraire publiées à l’automne dernier par la Commission européenne. Sont en outre évoquées l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer (dans le prolongement du dossier sur le yiddish publié dans un précédent numéro de TransLittérature) et celle d’Aharon Appelfeld (écrivain israélien qui relate notamment dans ses écrits comment il fut privé de langue pendant la guerre et connut par la suite une « mutation linguistique »).
Rappelons que c’est aussi dans ce numéro – décidément très riche – de TransLittérature que l’on peut retrouver l’entretien croisé « Les traducteurs tissent leur toile » entre Valérie Julia (qui a coordonné la mise en ligne des archives de TransLittérature) et Samuel Bréan (membre du comité de rédaction de la toute nouvelle revue en ligne de l’Ataa), publié simultanément dans le premier numéro de L’Écran traduit.
Depuis le lancement du site de TransLittérature, chaque numéro de la revue est accessible en ligne dès la publication du numéro suivant.
TransLittérature n° 44, hiver 2013, 93 pages
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Profitons-en pour recommander ici quelques-uns des ouvrages de Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la sociologie de la traduction : Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation (CNRS Éditions, 2008), mais aussi l’étude récente qu’elle a dirigée et qui est chroniquée à la fin du même numéro de Traduire : Traduire la littérature et les sciences humaines : conditions et obstacles (Ministère de la Culture et de la Communication, 2012).